Le Temps

Werner Renfer était assoiffé de poésie

Patrick Amstutz dirige la parution des «Œuvres complètes» de l’écrivain et journaliste jurassien.
Le premier tome révèle ses écrits de jeunesse

Une voix, un talent hors norme: dans sa courte vie, Werner Renfer (1898 Corgémont – 1936 Saint-Imier) a eu tout juste le temps d’imprimer sa marque dans les lettres romandes. Suffisamment pour susciter un enthousiasme auprès de cercles fidèles qui ne cessent de s’accroître, portés par la singularité de cette écriture. Nouvel atout pour faire connaître Werner Renfer plus loin encore, ses Œuvres complètes dont le premier tome, Feuilles de l’aube, riche en inédits, vient de paraître sous la direction de Patrick Amstutz. S’il est avant tout connu comme poète, Werner Renfer a en fait mené de front, avec le même engagement, les métiers de journaliste et d’écrivain. Feuilles de l’aube met en relief la précocité de son talent et l’entrecroisement de ses différentes écritures. Ses ouvrages importants viendront quelques années plus tard, en 1933, mais déjà la volonté de trouver sa propre voix, son originalité, se font sentir dans ces écrits de jeunesse.

Le Temps: Si vous deviez présenter Werner Renfer en quelques mots?

Patrick Amstutz: Pierre-Olivier Walzer, son principal thuriféraire au milieu du siècle dernier, aimait à le présenter comme le premier écrivain jurassien, c’est-à-dire le premier auteur jurassien qui ait véritablement pris la poésie au sérieux. Et il est vrai que ce polygraphe par nécessité et par goût est poète jusqu’aux plus profondes fibres de son être. Renfer a une étonnante capacité à voir les choses les plus quotidiennes telles qu’elles sont dans leur simplicité rayonnante. Et ce don est aussi admirable que sa lucidité à percevoir, comme journaliste, les enjeux du moment présent et à les mettre en perspective.

– Qu’est-ce qui vous touche le plus dans son œuvre? Et dans sa vie?

– Peut-être cet état de poésie dont parlait Georges Haldas, qui fait précisément que vie et œuvre sont chez Renfer absolument indissociables. Et même consubstantielles. A 23 ans, dans l’une des toutes premières lettres que le jeune poète adressait à celle qui allait devenir la femme de sa vie, il écrivait déjà: «La vie n’est pas cette chose que les imbéciles croient, cette chose qui est comme un mouvement, dont l’extérieur est bien lustré, bien verni, bien léché et dont l’intérieur est plein de bulles d’air ou d’ordures.» Mais cette disposition d’âme est ce qu’elle est parce qu’elle s’appuie sur un vrai sens de l’humour et une manière de prendre la vie au sérieux sans se prendre au sérieux.

– En quoi sa voix était-elle originale parmi les écrivains des années 1930?

– Elle est celle d’un autodidacte surdoué et très au fait de la modernité française, nourri par elle, d’Apollinaire à Crevel, son parfait contemporain; il en est assoiffé. Aussi l’introduit-il naturellement dans la littérature de Suisse romande. Mais son mouvement spontané, qui est celui de l’élation, est aussi bien éloigné de tout snobisme. Renfer est original de ne pas chercher à l’être, mais de chercher sincèrement sa voix propre. Soucieux de transcender les frontières, qu’elles soient génériques ou politiques, il s’est doté d’une plume qui tente de traduire le frémissement des émotions qui est son «chant du bleu», et ce, sans méconnaître, malgré toute «la beauté du monde», «le poids d’os de la fatigue» de vivre.

– Il est mort à 37 ans. A-t-il eu le temps d’avoir une reconnaissance?

– Eh bien, justement, cette «voix propre», à partir de ses 30 ans, il était en train de l’atteindre pleinement et de manière superbe. On ne peut que regretter qu’un tel élan magnifique fût arrêté en plein vol. Il a eu des amis qui l’ont aidé et soutenu, son heure de gloire régionale en juillet 1929 avec La Fête au village, le livret du grand spectacle qu’il a écrit pour la Fête cantonale des musiques bernoises, est une sorte de point d’orgue avant l’épuisement, en 1933, avec la publication de ses trois œuvres magistrales, uniques dans notre littérature de cette époque: un roman, Hannebarde, un recueil de poèmes, La Beauté du monde, et une suite de proses poétiques, La Tentation de l’aventure. D’un point de vue posthume, une chaîne d’admirateurs inconditionnels a toujours existé, qui ne cesse de croître désormais, et, fait réjouissant, aussi bien en Suisse alémanique qu’en France.

– En quoi reste-t-il contemporain?

– Comme ses confrères d’aujourd’hui, il a dû, dans son petit quotidien provincial, Le Jura bernois, être «multitâches». Cette exigence de «polyvalence», c’est la grâce de notre époque, mais aussi, on le voit chez nos enfants, ou chez nos collègues épuisés, son malheur. Plus profondément, cette polyvalence est dans la nature de Renfer, homme infiniment curieux et émerveillé de la merveille du monde, écrivain plein d’imagination et chroniqueur talentueux aussi bien que brillant ingénieur agronome et médiateur bienveillant. Il a toujours considéré que son travail quotidien devait être au service de ses lecteurs, une médiation citoyenne, en quelque sorte.

– Qu’apprend-on de neuf dans ce premier tome des Œuvres complètes?

– Tout! La manière dont il fait ses gammes poétiques, sa prescience écologique, son envie de renouveler la prose, ses jeux sur le clavier de l’humour et de la fantaisie.

– A 20 ans, Werner Renfer a tenté sa chance à Paris, sans succès. Comment a-t-il vécu cet échec?

– Il est parti sans ressources, pensant pouvoir rapidement nouer des alliances dans le milieu littéraire et journalistique. Non seulement cela ne s’est pas réalisé de manière suffisante, mais le jeune ménage, qui attendait un premier enfant, a dû faire face à la misère. Ce fut un échec douloureux, que Renfer a très mal vécu, et certains passages contre la capitale, sa vanité et sa dureté, en témoignent. Mais c’est bien sûr aussi ce qui l’a ramené dans son pays jurassien, un pays pour lequel sa dilection était sincère et immense.

– Que réservent les prochains tomes à paraître?

– Au-delà du poète, du conteur ou du chroniqueur, on découvrira un Renfer épistolier, si émouvant, aussi bien dans la fougue de son cœur amoureux que dans sa relation fraternelle avec certains artistes.

 

Vers l’article original (publié le 26 juillet 2017)